 |  |  Histoire d'Alexandre de Quinte-Curce - Livre IX
Ce livre commence par la conquète de l'Inde et s'achève par le retour d'Alexandre dans le pays des Arabites, des Cédrosiens et des Indiens.
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Au bout de sept jours, la blessure était guérie; mais la cicatrice n'était point fermée encore, lorsque le roi apprit que le bruit de sa mort était répandu parmi les Barbares. Faisant donc attacher deux barques ensemble, et dresser sa tente au milieu pour l'exposer à tous les regards, il se fit voir ainsi à ceux qui le croyaient mort. Son aspect détruisit les espérances que cette fausse nouvelle avait données aux ennemis. Il descendit ensuite le fleuve, tenant son navire un peu en avant du reste de sa flotte, pour éviter que le battement des rames troublât le repos encore nécessaire à sa faiblesse. Quatre jours après qu'il se fut embarqué, il arriva dans un pays abandonné de ses habitants, mais riche en grains et en bestiaux : ce lieu lui parut convenable pour s'y reposer avec son armée. Il était d'usage que les premiers d'entre ses amis et les gardes de sa personne veillassent à la porte de la tente du roi, toutes les fois qu'il était malade. Fidèles encore alors à cette coutume, ils entrent tous à la fois dans sa chambre. Alexandre, en les voyant arriver ensemble, craint qu'ils ne lui apportent quelque fâcheuse nouvelle, et leur demande s'ils viennent lui annoncer l'approche de l'ennemi. Alors Cratère, chargé de lui apporter les prières de ses amis, prit la parole : "Crois-tu donc, lui dit-il, que l'arrivée des ennemis, eussent-ils déjà le pied dans nos retranchements, nous donnât plus d'inquiétude que le soin de ta vie, dont tu es maintenant si dédaigneux? Que toutes les nations réunies conspirent contre nous; qu'elles remplissent de leurs armes et de leurs guerriers l'univers entier; qu'elles couvrent la mer de leurs flottes; qu'elles amènent contre nous des animaux monstrueux, avec toi nous serons invincibles. Mais cet appui, cet astre de la Macédoine, quel dieu peut nous en garantir la durée, lorsque tu te jettes avec tant d'ardeur au-devant des dangers les plus manifestes, oubliant que tu exposes la vie de tant de milliers de tes compatriotes? Qui de nous, en effet, voudrait te survivre? qui le pourrait? Nous sommes arrivés si loin en suivant tes drapeaux et ta fortune, qu'il n'y a plus de retour pour nous, qu'avec toi, dans nos foyers. Que si tu en étais encore à disputer l'empire des Perses à Darius, on n'approuverait pas, mais on pourrait au moins concevoir la bouillante audace qui t'entraîne au milieu de tous les périls : car, lorsque la récompense est égale au danger, le succès porte avec lui de plus riches avantages, l'adversité de plus grandes consolations. Mais qu'au prix de ta tête tu achètes un misérable bourg, qui pourrait le souffrir, je ne dirai pas parmi tes soldats, mais même parmi les nations barbares qui ont connu ta grandeur? Je frémis d'horreur au souvenir de ce que nous vîmes, il y a quelques jours. Je tremble de rappeler que les plus lâches des hommes allaient porter les mains sur ce corps invincible pour le dépouiller, si la fortune, prenant pitié de nous, ne t'eût conservé au milieu de ce fatal abandon. Nous sommes autant de traîtres, autant de déserteurs, qu'il y en a parmi nous qui n'ont pu te suivre. Tu peux noter d'infamie tous tes soldats; personne ne refusera d'expier une faute que personne cependant n'a pu ne pas commettre. Mais, nous t'en supplions, veuille nous témoigner autrement ton mépris. Nous irons partout où tes ordres nous appelleront : les guerres obscures, les combats sans gloire, nous les réclamons pour nous; mais toi, sache au moins te réserver pour des dangers qui sont dignes de ta grandeur. La gloire acquise contre un ennemi méprisable passe bien vite; et il n'y a rien de plus indigne que de la prodiguer là où l'on ne peut la faire paraître avec éclat." Ptolémée lui tint à peu près le même langage. Tous, confondant leurs voix, le suppliaient de modérer enfin cette soif de renommée qu'il avait satisfaite outre mesure, et de songer à sa conservation, qui était celle de son peuple.
Le roi fut sensible à ce témoignage de l'attachement de ses amis; il les embrassa affectueusement les uns après les autres, les fit asseoir, et, reprenant les choses de plus haut : "O vous, leur dit-il, les plus fidèles des sujets, les plus tendres des amis, grâces vous soient rendues! Je ne vous suis pas seulement reconnaissant du sacrifice que vous faites aujourd'hui de votre conservation à la mienne, mais de ce dévouement dont vous ne m'avez refusé aucun gage, aucune preuve, depuis les commencements de la guerre. Aussi, dois-je l'avouer, jamais la vie ne m'a été si chère qu'elle me l'est devenue par l'espoir de jouir longtemps de votre affection. Cependant ma pensée n'est pas la même que celle des braves qui demandent à mourir pour moi, et dont mon courage a mérité, je crois, le généreux dévouement. Ce que vous désirez, en effet, c'est de tirer de moi des avantages durables, peut-être même perpétuels : moi, au contraire, ce n'est pas au nombre des années, c'est à la gloire que je mesure ma carrière. J'aurais pu, content de l'héritage paternel, et me renfermant dans la Macédoine, attendre au sein de l'oisiveté une vieillesse obscure et sans nom; quoique, à vrai dire, les lâches ne règlent pas à leur gré les destinées, et que souvent on voit ceux qui prisaient par-dessus tout une longue vie, atteints d'une mort prématurée. Mais moi, qui compte mes victoires et non pas mes années, si je sais bien calculer les faveurs de la fortune, j'ai longtemps vécu. "
" D'abord maître de la seule Macédoine, je possède la Grèce; j'ai soumis la Thrace et l'Illyrie; je commande aux Triballes et aux Mèdes; l'Asie enfin m'appartient depuis les bords de l'Hellespont jusqu'à ceux de la mer Rouge. Arrivé, pour ainsi dire, aux limites du monde je vais les franchir, et j'ai résolu de m'ouvrir une autre nature, un autre univers. Le court espace d'une heure m'a transporté de l'Asie en Europe : vainqueur de ces deux continents dans la neuvième année de mon règne et la vingt-huitième de mon âge, pensez-vous que je puisse renoncer à ce culte de la gloire auquel j'ai voué ma vie? Non, je ne manquerai point à ma destinée, et, partout où je combattrai, je me croirai sur le théâtre de l'univers; j'ennoblirai les lieux inconnus; j'ouvrirai à toutes les nations des contrées que la nature avait reculées loin d'elles : succomber au milieu de ces travaux, si tel est l'arrêt du destin, est un sort glorieux; et je suis d'un sang à devoir préférer une vie pleine à une longue vie. Rappelez-vous, je vous en conjure, que nous sommes dans des pays où le nom d'une femme est devenu à jamais célèbre par son courage. Que de villes a fondées Sémiramis! que de nations elle a soumises à son pouvoir! que de grands travaux elle a accomplis! Nous n'avons pas encore égalé la gloire d'une femme, et déjà nous sommes rassasiés de renommée! Que les dieux nous favorisent, et de plus grandes choses nous restent à faire. Mais, pour atteindre le but que nous nous proposons, il faut que nous ne trouvions rien de petit dans tout ce qui peut devenir pour nous une source de gloire. Garantissez- moi seulement de la trahison intérieure et des attentats domestiques, je saurai bien affronter intrépidement la guerre et ses hasards. Philippe a trouvé plus de sûreté sur le champ de bataille que dans l'enceinte d'un théâtre; échappé cent fois aux mains de l'ennemi, il ne put se soustraire aux coups des siens : rappelez-vous les autres rois; vous en trouverez un plus grand nombre immolés par leurs sujets que par l'en- nemi."
"Au reste, puisque, maintenant, se présente l'occasion de vous découvrir un projet que j'ai longtemps médité, la plus grande récompense de mes fatigues et de mes travaux sera de voir consacrer à l'immortalité, quand elle sortira de la vie, ma mère Olympias. Si je puis, je lui rendrai moi-même cet hommage; si le destin m'enlève avant elle, rappelez- vous que je vous ai confié ce soin." Il congédia alors ses amis, et, pendant plusieurs jours, resta campé dans le même endroit.
Sommaire |  |  |
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1. | Alexandre passe dans l'Inde, après avoir vaincu Porus et assujetti à son empire
| 2. | Alexandre exhorte ses soldats fatigués avant d'attaquer les Gangarides et les Prasiens
| 3. | Côènos répond à Alexandre au nom de tous les soldats, et meurt quelque temps après de maladie
| 4. | Alexandre, devenu maître des Sibes et de quelques autres peuples, entre dans le pays des Sudraques et des Malliens sans se soucier des prédictions du devin Démophon
| 5. | Alexandre blessé dans la ville des Subraques, est découvert presque mort et abandonné
| 6. | Les amis d'Alexandre le prient d'avoir soin de son salut et du salut de tous
| 7. | Alexandre donne un festin aux ambassadeurs des Indiens, au cours duquel Horratas et Dioxippe se battent enfin en duel avec des armes dissemblables
| 8. | Alexandre arrive chez les Prestes, après avoir subjugué les nations riveraines de l'Indus. Ptolémée est guéri d'une blessure empoisonnée par le secours d'une herbe
| 9. | Alexandre, qui souhaite voir l'Océan, contente enfin son désir
| 10. | Alexandre revient de l'Océan dans le pays des Arabites, des Cédrosiens et des Indiens, où son armée combat contre la famine et la peste ...
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